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LES IRRÉGULIERS DE PARIS.

Je vendis mon fond de malle, et, avec le produit, je fis imprimer le Spectre noir.

Puis, de même que les rapsodes antiques allaient parcourant les campagnes et payaient leur place au banquet par des chansons, je me rendis au vieux Louvre pour échanger contre du pain ma poésie.

Mais, arrivé là, je n’eus pas le courage d’étaler ; les autres marchands s’amusaient de moi et me bousculaient.

Je rencontrai enfin un marchand d’almanachs qui, lui aussi, avait été poète ; mais, disait-il, le temps où Louis XIV protégeait les lettres n’existait plus, et il vendait, en attendant qu’il revînt, des almanachs et des noisettes à surprises. Il était bon homme, d’ailleurs, et il me paya comptant les six ou sept exemplaires du Spectre noir, qu’il devait placer en disant que c’était d’un condamné à mort.

Je le quittai, portant encore cent quatre-vingt-douze exemplaires, dont j’allai afficher une douzaine près de l’Ambigu-Comique. Je tendis des cordes, mis des épingles, et le Spectre noir se balança au souffle de la bise. Des acteurs, qui sortaient du théâtre, s’arrêtèrent devant l’étalage et se mirent à parodier cette élégie. Huit jours auparavant, cette profanation m’eût fait pleurer. Elle me laissa, ce jour-là, insensible : j’avais très faim. Les acteurs m’en achetèrent deux ou trois, les flâneurs quatre ou cinq ; j’en écoulai une douzaine. La confiance me revenait, et je me disais : « Le temps des Gilbert n’est plus ! » Le lendemain, je reparus et tendis de nouveau mes cordes.