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LE BACHELIER GÉANT.

leurs, et un matin, chez nous, on échangea le percheron qui conduisait la caravane contre un vieux cheval aveugle, qu’il fallait mener par la bride, et qui nous a traînés, la pauvre bête ! par de bien pénibles chemins.

Rosita ne disait rien : se croyait-elle riche encore ? avait-elle honte, pitié ? Je n’osais me demander compte de son silence.

Un jour pourtant, dans la baraque voisine, un enfant colosse était mort de faim ! depuis deux jours personne n’avait mangé dans la voiture, pour donner sa part à la bête humaine, leur pièce de résistance, leur dernier gagne-pain ! Masse de chair vivante, il fallait, pour qu’elle vécût, lui jeter, comme au fond d’un four, des quartiers de chair fraîche, des tourtes de six livres : l’argent avait manqué pour acheter le pain, la viande, et, dans la nuit, le colosse avait rendu ce qu’il avait d’âme.

On reçut cette nouvelle avec terreur, chez Rosita, et le soir, quand je me mis à table, les monstres me regardèrent de travers.

Misérable je mangeais leur part ; on rognait sur leur nourriture pour me donner la mienne, j’achevais le vin du radeau !

Il fallait cette fois quitter la place !

Mais était-ce possible à présent ?

Partir, comme le chien quand il n’y a plus d’os, partir, quand venait la famine ! partir, lui devant ma soupe et ma viande d’un mois ! comme un ingrat, un lâche !