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LE BACHELIER GÉANT.

Les sentinelles s’arrêtaient dans leur promenade nocturne et disaient :

« C’est le tambour-major qui a bu. »

Pauvre tambour-major ! on prenait mes blasphèmes pour ses jurons, et mes folies pour ses ivresses. Il dit un jour à la cantine qu’il allait me défendre de me promener, et qu’il ne voulait pas passer pour un pochard parce que j’étais un imbécile.

Mon existence s’écoulait ainsi : il y avait des soirs de résignation et des soirs de tristesse. C’est par un de ceux-là que j’entendis un grand bruit dans la rue et que je mis la tête à la fenêtre.

À ce moment aussi Dieu décida de ma vie. A-t-il été cruel ou bon ? je ne sais. Je dois à ce hasard de n’être plus un homme, mais une curiosité ; certes, c’est triste. Mais si j’ai eu de terribles souffrances, j’ai eu aussi des moments heureux, et tout monstre que je suis, je ne donnerais pas mes douleurs pour les bonheurs des autres.


C’était une troupe de saltimbanques qui faisait le tour de la ville, annonçant, à son de trombone et de caisse, qu’ils donneraient le lendemain et les jours suivants des représentations sur la grande place du marché.

Trois Allemands aux lèvres bouffies, aux yeux doux, en redingote olive et en casquette verte, soufflaient, en balançant la tête, dans le cuivre et le bois ; mais tout à coup tous s’en mêlèrent : la petite caisse battit aux champs, les cymbales faillirent se fendre,