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D’UN JEUNE HOMME PAUVRE.

saucisses, et piquent la fourchette dans les boyaux qu’on vend sous des noms divers à une population abrutie — ou bien on commande une assiette assortie, — de la cochonaille en alinéas. Le petit salé triomphe.

Sous les quais, on voit descendre des hommes à la mine grave, à l’œil rêveur, qui regardent avec mélancolie des vers se tordre dans du son. Ce sont les victimes de la pêche à la ligne, des Français qui, détournés par leurs occupations ordinaires de leur fatale passion, viennent, le jour du repos, s’y livrer avec fureur, et oublier sur le bord de l’eau, sous-chef, femme, enfants et patrie !

Là-haut, au milieu du chemin, deux rosses poitrinaires, traînent un fiacre taché de boue, dans lequel un Pierrot éreinté dort d’un sommeil pénible, sur l’épaule d’une catin levée la nuit au bal.

On se trouve seul au milieu de cette foule armée de cannes, de gants, de paquets et de lignes à ablettes ; et l’on cherche dans son esprit quel camarade l’on pourrait bien aller voir pour égorger l’ennui. Les camarades, les amis, où sont-ils, ce jour-là ? L’employé n’est pas à son bureau, un autre est chez son père, cet autre chez sa maîtresse ; celui-ci déjeune aux Batignolles, celui-là cherche à déjeuner.

On va prendre ses quatre de riz ou ses cinq de chocolat à la crémerie habituelle. Ce ne sont plus les mêmes gens, les mêmes petites ouvrières honnêtes et… autres, qui vous souriaient comme à un camarade de misère ; les voisins de table à qui l’on retenait le Siècle…, la bonne est triste, le lait tourne.