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LES RÉFRACTAIRES.

qu’on flatte, bosse qu’on gratte, soupers d’adieu, dîners de fondation, repas de noces, lapins d’enterrement :

Voilà !

Il découpe son pain dans les travers des uns, dans les vices des autres, il déjeune d’une joie et dîne d’une tristesse. Insensible, du reste, comme la pierre, il ferait du vin avec des larmes. S’il tombe du ciel un peu de cuivre, il va s’asseoir, le réfractaire, dans une de ces gargottes où nagent sur le devant, dans les saladiers à coqs bleus et les assiettes ébréchées, des haricots à l’huile, des épinards à l’eau et des poires au vin. Des hommes de vingt-cinq ans, taillés pour faire des sous-préfets, des députés et des magistrats, je les ai vus entrer dans des crémeries de la rue du Four-Saint-Germain, leurs œuvres sous un bras, une livre de pain sous l’autre, comme des maçons : ils vont se faire tremper la soupe et attaquer un bœuf — nature ou aux pommes — qui m’effrayerait moins, vivant et furieux, dans les arènes de Madrid.

Ils pouvaient être si heureux ! Les arbres sont si verts au pays, le vin si frais, les draps si blancs ! Mais non : vienne la faim, vienne le froid, on ne pensera pas aux grands feux qu’on fait là-bas, aux dîners du dimanche, avec la poule bouillie dans la marmite et le gigot cuit au four. On préfère rôder dans la neige, la faim au ventre, mais la flamme au cœur !

On se croit libre !

Ils se disent libres !