Page:Vallès - Les Réfractaires - 1881.djvu/170

Cette page a été validée par deux contributeurs.
163
LES VICTIMES DU LIVRE.

dans la basse ville ou hors la barrière que muni de tout ce qui peut être utile à un naufragé. Ficelle, aiguilles, hameçons, ce qu’il faut pour écrire ; un briquet, de peur de ne pouvoir faire de flamme en frottant les morceaux de bois.

J’ai passé des journées, — vous aussi, allons ? — à frotter des copeaux l’un contre l’autre pour avoir du feu, sans obtenir jamais que des ampoules. On mouillait sa chemise, on suait, on soufflait, il n’y avait que le bois qui restait froid, le copeau étant plus sensible sous un ciel que sous un autre et le frottement de la civilisation ne valant pas, à ce qu’il paraît, celui de la barbarie. — Dans mes poches : des noyaux de cerises d’abricots, de pèches, ramassés dans toutes les boues ! des grains de blé pour semer dans l’île, au cas où ma récolte de manioc ou de pommes de terre manquerait.

Et le linge ? Je me souviens d’un jour où l’on m’arrêta à l’octroi comme suspect. Il faisait 33 degrés à l’ombre. J’avais en dessous de ma culotte de collégien le pantalon noir de mon père, des bas de laine dans mes chaussettes, et deux chemises, dont une à ma mère, plus longue, pour agiter du haut du rocher, s’il passait une voile à l’horizon.

Comme on prenait ses précautions, et quelle conscience on y mettait, je me souviens ! On se trouvait, sans savoir comment, dans un chemin qui n’était plus le sien. On n’y prenait garde d’abord, oubliant toute prudence, puis tout d’un coup on s’apercevait qu’on s’était perdu.