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j’ai su qu’elle avait appris que la madame Brignolin nouvelle avait repris place dans le lit du père, et qu’auprès de certaines gens elle passait même pour l’épouse. C’est la fin, l’éternel veuvage ; je la connais. Le nom de mon père est rayé de nos lèvres, tout en restant écrit comme avec la pointe d’un couteau dans le cœur de la pauvre femme.

Lui écrirai-je, à lui ? Que lui dire ? Un jour peut-être je saurai trouver le mot ou le cri qui rapproche le père du fils ; aujourd’hui, il faudrait l’excuser ou l’accuser ! Mais, à mes yeux, ma mère est malheureuse sans qu’il soit criminel. Je resterai muet entre ces deux victimes.

Le bon vieux professeur, qui est reparti là-bas, m’a promis qu’il m’avertirait, si dans la maison de l’abandonnée arrivait la maladie ou un malheur.

Mais ma mère elle-même m’écrit et m’appelle.

« Je t’en prie, arrive puisque tu vas avoir tes vacances de Pâques et du temps devant toi… et puis, je suis souffrante, et je me dis souvent que si j’allais, par hasard, mourir avant de t’avoir embrassé encore une fois, mon agonie serait si triste !… Essaie de venir, mon enfant, tu me rendras bien heureuse. »

Je tremble un peu en tenant cette feuille écrite là-bas, au village, par la main honnête de la pauvre femme… Comme ceux de la brasserie riraient s’ils me voyaient !

Je puis partir comme elle dit. J’ai même par hasard une redingote toute neuve et un chapeau tout frais.