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du lecteur une direction vers la logique du sujet, une suggestion matérielle — ce mot prend maintenant sa signification restreinte. L’architecture devient notre exemple.

Le monument (qui compose la Cité, laquelle est presque toute la civilisation) est un être si complexe que notre connaissance y épèle successivement un décor faisant partie du ciel et changeant, puis une richissime texture de motifs selon hauteur, largeur et profondeur, infiniment variés par les perspectives ; puis une chose solide, résistante, hardie, avec des caractères d’animal : une subordination, une membrure, et, finalement, une machine dont la pesanteur est l’agent, qui conduit de notions géométriques à des considérations dynamiques et jusqu’aux spéculations les plus ténues de la physique moléculaire dont il suggère les théories, les modèles représentatifs des structures. C’est à travers le monument, ou plutôt parmi ses échafaudages imaginaires faits pour accorder ses conditions entre elles — son appropriation avec sa stabilité, ses proportions avec sa situation, sa forme avec sa matière — et pour harmoniser chacune de ces conditions avec elle-même, ses millions d’aspects entre eux, ses équilibres entre eux, ses trois dimensions entre elles, que nous recomposons le mieux la clarté une d’une intelligence léonardienne. Elle peut se jouer à concevoir les sensations futures de l’homme qui fera le tour de l’édifice, s’en rapprochera, paraîtra à une fenêtre, et ce qu’il apercevra ; à suivre le poids des faîtes conduit le long des murs et des voussures jusqu’à la fondation, à sentir les efforts contrariés des charpentes, les vibrations du vent qui les obsédera ; à prévoir les formes de la lumière libre sur les tuiles, les corniches, et diffuse, encagée dans les salles que le soleil touche aux planchers. Elle éprouvera et jugera le faix du linteau sur les supports, l’opportunité de l’arc, les difficultés des voûtes, les cascades d’escaliers vomis de leurs perrons, et toute l’invention qui se termine en une masse durable, ornée, défendue, mouillée de vitres, faite pour nos vies, pour contenir nos paroles et d’où fuient nos fumées.

Communément, l’architecture est méconnue. L’opinion qu’on en a varie du décor de théâtre à la maison de rapport. Je prie qu’on se rapporte à la notion de Cité pour en apprécier la généralité, et qu’on veuille bien, pour en connaitre le charme complexe, se rappeler l’infinité de ses aspects : l’immobilité d’un édifice est l’exception ; le plaisir est de se déplacer jusqu’à le mou-