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LA MÉTHODE DE LÉONARD DE VINCI.

dans notre connaissance au principe de l’inertie dans la mécanique. Seules, les combinaisons purement abstraites, purement différentielles, telles que les numériques, peuvent se construire à l’aide d’unités déterminées ; remarquons qu’elles sont dans le même rapport avec les autres constructions possibles, que les portions régulières dans le monde avec celles qui ne le sont pas.

Il y a dans l’art un mot qui peut en nommer tous les modes, toutes les fantaisies et qui supprime d’un coup toutes les prétendues difficultés tenant à son opposition ou à son rapprochement avec cette nature, jamais définie, et pour cause c’est ornement. Qu’on veuille bien se rappeler successivement les groupes de courbes, les coïncidences de divisions couvrant les plus antiques objets connus, les profils de vases et de temples ; les carreaux, les spires, les oves, les stries des anciens ; les cristallisations et les murs voluptueux des Arabes ; les ossatures et les symétries gothiques ; les ondes, les feux, les fleurs sur la laque et le bronze japonais ; et dans chacune de ces époques, l’introduction des similitudes des plantes, des bêtes et des hommes, le perfectionnement de ces ressemblances : la peinture, la sculpture. Qu’on évoque le langage et sa mélodie primitive, la séparation des paroles et de la musique, l’arborescence de chacune, l’invention des verbes, de l’écriture, la complexité figurée des phrases devenant possible, l’intervention si curieuse des mots abstraits ; et, d’autre part, le système des sons s’assouplissant, s’étendant de la voix aux résonances des matériaux, s’approfondissant par l’harmonie, se variant par l’usage des timbres. Enfin qu’on aperçoive le parallèle progrès des formations de la pensée à travers les sortes d’onomatopées psychiques primitives, les symétries et les contrastes élémentaires, puis les idées de substance, les métaphores, les bégayements de la logique, les formalismes et les entités, les êtres métaphysiques…

Toute cette vitalité multiforme peut s’apprécier sous le rapport ornemental. Les manifestations énumérées peuvent se considérer comme des portions finies d’espace ou de temps contenant diverses variations, qui sont parfois des objets caractérisés et connus, mais dont la signification et l’usage ordinaire sont négligés, pour que n’en subsistent que l’ordre et les réactions