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incapable de se reprendre à cette activité illimitée ; il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours.

« Il chancelle entre les deux abîmes, car deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre.

« S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre : celui-ci fut Léonard de Vinci, qui inventa l’homme volant ; mais l’homme volant n’a pas précisément servi les intentions de l’inventeur. Nous savons que l’homme volant monté sur son grand cygne a de nos jours d’autres emplois que d’aller prendre de la neige à la cime des monts pour la jeter pendant les jours de chaleur sur le pavé des villes.

« Et cet autre crâne est celui de Leibniz, qui rêva de la paix universelle.

« Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crânes, mais, s’il les abandonne, va-t-il cesser d’être lui-même ?… Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage de la guerre à la paix : ce passage est plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix à la guerre ; tous les peuples en sont troublés…

« — Et moi, se dit-il, moi l’intellectuel européen, que vais-je devenir et qu’est-ce que la paix ?… La paix est peut-être l’état de choses dans lequel l’hostilité des hommes entre eux se manifeste par des créations au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre.

« C’est le temps d’une concurrence créatrice et de la lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatigué de produire ?… N’ai-je pas épuisé le désir des tentatives extrêmes, et n’ai-je pas abusé des savants mélanges ?… Faut-il laisser de côté mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes ?… Dois-je suivre le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige maintenant un