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mènes, un esprit chez lequel l’accoutumance n’a pas usé la sensibilité, est éveillé, accroché, par un événement banal (comme la chute d’un corps) : l’inquiétude intellectuelle le gagne et se communique à tout son système virtuel de questions et de conditions… Newton demeure pendant vingt ans dans la forêt de ses combinaisons…

Autre remarque : par les travaux que suscite l’esprit, par les modifications qu’il imprime aux choses qui l’entourent (qu’il s’agisse de la nature matérielle ou des êtres vivants), il tend à communiquer à ces êtres, à cette nature, précisément les mêmes caractères qu’il reconnaît en lui. Avez-vous remarqué que toutes nos inventions tendent soit à l’économie de nos forces, soit à l’économie des répétitions (comme je vous l’ai dit), soit encore à conduire notre corps loin de ces états naturels, par exemple, à lui imprimer des vitesses dont l’ordre de grandeur se rapproche toujours davantage de la vitesse propre de perception et de conception de l’esprit ?

On disait souvent autrefois : « Telle chose va vite comme la pensée. » La rapidité semblait le propre de la perception. Mais nous connaissons aujourd’hui nombre de vitesses plus grandes que celle-ci. Dans le temps qui s’écoule entre la vue d’un objet et le souvenir qu’il évoque, ou la reconnaissance de l’objet, la lumière a franchi des milliers de kilomètres et notre voiture a fait cent mètres sur la route. La pensée semble donc s’être ingéniée à trouver le moyen de mouvoir les choses aussi promptement qu’elle-même. C’est bien là une influence des propriétés ou des caractères fonctionnels de l’esprit sur l’orientation des inventions.

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