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propre expérience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnées, sont périssables par accident : elle a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun et du sentiment, se produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence…

« Ainsi, la Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse matérielle. Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr. Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe, elle a senti par tous ses noyaux pensants qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle cessait de se ressembler, qu’elle allait perdre conscience, une conscience acquise par des siècles de malheurs supportables, par des milliers d’hommes de premier ordre, par des chances géographiques, ethniques, historiques innombrables. Alors, comme pour une défense désespérée de son être et de son avoir physiologique, toute sa mémoire lui est revenue confusément. Ses grands hommes et ses grands livres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on n’a tant lu ni si passionnément que pendant la guerre : demandez aux libraires… Jamais on n’a tant prié et si profondément : demandez aux prêtres.

« On a évoqué tous les sauveurs, les fondateurs, les protecteurs, les martyrs, les héros, les pères des patries, les saintes héroïnes, les poètes nationaux ; et dans le même désordre mental, à l’appel de la même angoisse, l’Europe cultivée a subi la réviviscence rapide de ces innombrables pensées : dogmes, philosophies, idéaux hétérogènes ; les trois cents manières d’expliquer le monde, les mille et une nuances du christianisme, les deux douzaines de positivismes ; tout le spectre de la lumière intellectuelle a étalé ses couleurs incompatibles, éclairant d’une étrange lueur contra-