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solides, éternelles, bien séparées, changent prodigieusement d’état. Il semble que rien ne tienne, que rien ne puisse durer et garder sa figure au sein de cette énergie excitée, où l’on voit à chaque instant, dans un délire de dissociations, s’allier, se désunir, se combiner et se décomposer les éléments et les systèmes de l’ancien monde, les principes contradictoires, les activités les plus opposées. L’échange de rêves contre réel et l’échange de réel contre rêves est comme furieusement accéléré…

Observez comme tout aujourd’hui engendre instantanément son contraire, et comme rien de distinct ne se peut conserver dans cette température fantastique. La Guerre y est présente au milieu de la Paix. La Disette y naît de l’Abondance. Les étonnants progrès des communications ont pour effet immédiat de rehausser et resserrer les barrages de douanes. Dans le même laboratoire, le même homme recherche ce qui tue et ce qui sauve, cultive le bien et le mal. Dans le domaine de l’intelligence lui-même, on constate que la logique appliquée à la nature des choses conduit à un principe d’indétermination. On doit convenir aussi que la multiplication des livres et des instruments de la pensée produit des formes de l’ignorance jusqu’ici inconnues. L’homme moderne n’a guère que les journaux pour nourriture de son esprit : il n’y trouve que ce qui doit fuir une pensée qui a des égards pour soi-même.

Quelle époque que celle-ci où tous les serpents de l’univers se mordent la queue !.. Est-il désormais quelque chose dans le monde qui ne soit, — manière de vivre, de penser, de travailler, rythme des jours, condition d’existence, — à la merci d’une découverte, d’une invention, d’un télégramme, d’un réflexe ou d’un vote ?