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demeurent à demi ravis, à demi choqués. L’enchanteur impérieux leur développe une idée simple et extraordinaire, qui semble se découvrir à lui-même à mesure qu’il la tire de son attente et la presse de sa parole étrange et nerveuse. Il leur dit qu’il prendra pour modèle des institutions organiques à créer, la structure et les fonctions qu’il observe dans sa propre faculté de penser et de se déterminer, — qu’il constituera l’administration de manière que l’État possédât distinctement les moyens ou organes de perception, d’élaboration, et d’exécution, qui assurent la vie d’un être dont l’esprit lucide et positif est servi par des sens et des muscles constamment exercés.

Mais toute politique tend à traiter les hommes comme des choses, — puisqu’il s’agit toujours de disposer d’eux conformément à des idées suffisamment abstraites pour qu’elles puissent, d’une part, être traduites en actions, ce qui exige une extrême simplification de formules ; d’autre part, s’appliquer à une diversité indéterminée d’individus inconnus. Le politique se représente ces unités comme des éléments arithmétiques puisqu’il se propose d’en disposer. Même l’intention sincère de laisser à ces individus le plus de liberté possible, et de leur offrir à chacun quelque part du pouvoir, conduit à leur imposer, en quelque manière, ces avantages, dont il arrive, parfois, qu’ils ne veulent guère, et parfois qu’ils pâtissent indirectement. On a vu des peuples se plaindre d’avoir été libérés.

De toute façon, l’esprit ne peut, quand il s’occupe des « hommes », que les réduire à des êtres en état de figurer dans ses combinaisons. Il n’en retient que les propriétés nécessaires et suffisantes qui lui permettent de poursuivre un certain « idéal » (d’ordre, de justice, de puissance ou de prospérité…) et de faire d’une société humaine une sorte d’œuvre, dans laquelle il se reconnaisse. Il y a de l’artiste dans le dictateur,