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et comment, l’ayant inventée, peut-on ne pas songer à conduire au loin une flotte qui aille reconnaître et maîtriser les contrées au delà des mers ? — Les mêmes qui inventent la poudre, ne s’avancent pas dans la chimie et ne se font point de canons : ils la dissipent en artifices et en vains amusements de la nuit.

La boussole, la poudre, l’imprimerie, ont changé l’allure du monde. Les Chinois, qui les ont trouvées, ne s’aperçurent donc pas qu’ils tenaient les moyens de troubler indéfiniment le repos de la terre.

Voilà qui est un scandale pour nous. C’est à nous, qui avons au plus haut degré le sens de l’abus, qui ne concevons pas qu’on ne l’ait point et qu’on ne tire, de tout avantage et de toute occasion, les conséquences les plus rigoureuses et les plus excessives, qu’il appartenait de développer ces inventions jusqu’à l’extrême de leurs effets. Notre affaire n’est-elle point de rendre l’univers trop petit pour nos mouvements, et d’accabler notre esprit, non plus tant par l’infinité indistincte de ce qu’il ignore que par la quantité actuelle de tout ce qu’il pourrait et ne pourra jamais savoir ?

Il nous faut aussi que les choses soient toujours plus intenses, plus rapides, plus précises, plus concentrées, plus surprenantes. Le nouveau, qui est cependant le périssable par essence, est pour nous une qualité si éminente, que son absence nous corrompt toutes les autres et que sa présence les remplace. À peine de nullité, de mépris et d’ennui, nous nous contraignons d’être toujours plus avancés dans les arts, dans les mœurs, dans la politique et dans les idées, et nous sommes formés à ne plus priser que l’étonnement et l’effet instantané de choc. César estimant qu’on n’avait rien fait, tant qu’il restait quelque chose à