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Enfin presque tous les songes qu’avait faits l’humanité, et qui figurent dans nos fables de divers ordres, le vol, la plongée, l’apparition des choses absentes, la parole fixée transportée, détachée de son époque et de sa source, et maintes étrangetés qui n’avaient même été rêvées, sont à présent sortis de l’impossible et de l’esprit. Le fabuleux est dans le commerce. La fabrication de machines à merveilles fait vivre des milliers d’individus. Mais l’artiste n’a pris nulle part à cette production de prodiges. Elle procède de la science et des capitaux. Le bourgeois a placé ses fonds dans les phantasmes et spécule sur la ruine du sens commun.

Louis XIV, au faîte de la puissance, n’a pas possédé la centième partie du pouvoir sur la nature et des moyens de se divertir, de cultiver son esprit, ou de lui offrir des sensations, dont disposent aujourd’hui tant d’hommes de condition assez médiocre. Je ne compte pas, il est vrai, la volupté de commander, de faire plier, d’intimider, d’éblouir, de frapper ou d’absoudre, qui est une volupté divine et théâtrale. Mais le temps, la distance, la vitesse, la liberté, les images de toute la terre…

Un homme d’aujourd’hui, jeune, sain, assez fortuné, vole où il veut, traverse vivement le monde, couchant tous les soirs dans un palais. Il peut prendre cent formes de vie ; goûter un peu d’amour, un peu de certitude, un peu partout. S’il n’est pas sans esprit, (mais cet esprit pas plus profond qu’il ne faut), il cueille le meilleur de ce qui est, il se transforme à chaque instant en homme heureux. Le plus grand monarque est moins enviable.