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Le joueur de profession prétend ne pas être l’esclave d’un vice, d’une passion. — Il calcule et il spécule.

Le joueur qui a perdu ne ressent pas la douleur de l’envie à la vue de celui qui gagne. Le joueur qui gagne a, dans le cœur, des trésors de commisération pour celui qui perd.

La perte pousse le joueur aux plus singulières, aux plus attristantes et aux plus graves extrémités.

Je rencontrais souvent, au 129, un homme de lettres poudré, avancé en âge, qui, sur les coups heureux, se réjouissait en parlant quelquefois latin. C’était un pauvre diable que la moindre perte mettait aux abois. Il me frappe un jour sur l’épaule, et me conduit dans une salle d’entrée : « Tenez, me dit-il, prenez ce Perse et ce Juvènal, et donnez-moi quarante sous. » Je ne voulus point lui payer ces deux poètes latins moins de cinq francs ! Sa joie était extrême ; mais, au bout d’un quart d’heure, il revient à moi, porte la main à sa poche : « Tenez, me dit-il, cette fois prenez cette paire de bas de soie noire, et donnez-moi ce que vous voudrez. » J’avais consenti à dépeupler sa bibliothèque ; mais il ne pouvait me convenir de m’affubler des friperies de sa garde-robe.

J’avais un jour quarante louis sur la noire au trente et quarante : j’y laisse cette somme pour la doubler. Un vieil habitué de la maison s’approche de moi : « Voulez-vous gagner ? me dit-il. J’ai une infirmité : promettez-moi dix francs pour acheter un bandage. » Je gagnai, et il alla bien vite perdre son bandage à la roulette.

J’ai dù, dans ma vie, étudier et consoler bien des souffrances ; j’en ai peu vu d’aussi poignantes que celles du