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peinture des diverses transformations de l’esprit et de l’estomac français, j’aurai souvent l’occasion de mettre en saillie cette vérité métaphysique.

L'empire, que j’ai pu voir passer devant moi pendant les premières années de ma vie, et qui a laissé dans ma mémoire quelques souvenirs ineffaçables, l’empire ne fut pas l’époque dos Descartes, des Malebranche, des Locke, des Berkley, de Leibnitz, des Condillac. La grande affaire d’alors, c’était le monde à conquérir ; on n’avait ni le temps ni le goût de s’écouter et de se regarder penser. Du haut du trône, on raillait même les psychologistes, les métaphysiciens et les libres esprits. On appelait tout cela des idéologues.

Dans cette société on obéissait, presque à son insu, à cette philosophie stoïque qui faisait mépriser la vie des autres et la sienne propre. La beauté, c’était la force. On estimait les formes herculéennes ; on faisait cas de larges épaules, d’un ventre proéminent et de mollets luxuriants. Quelques lettrés de l’empire durent peut-être leur brillant avenir aux lignes d’une jambe puissante et bien dessinée. Dans ces temps de guerre, il y avait pourtant une chose que, sous-lieutenant ou vieux général, on enviait plus qu’une belle jambe : c’était une jambe de bois.

La danse était fort à la mode dans les salons. On y dansait surtout le menuet, la gavotte, la monaco et la tréniz. Un danseur cité était sûr de se créer une position dans le monde ; je connais un homme politique qui, dans sa jeunesse, avait rédigé pour son usage un cahier de corrigés pour des pas de danse.