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avaient de bonne heure inspirée donna beaucoup d’alliés à la cause des dominicains. De célèbres théologiens des universités des Pays-Bas opposèrent aux progrès des opinions des jésuites le respect, transmis d’âge en âge dans l’Église, pour les ouvrages de saint Augustin. Ils s’attachèrent à étudier spécialement ses écrits contre les pélagiens, et à Former, des principes divers qu’il y a jetés, un système lié qui leur parut également éloigné et des excès de Calvin, et des adoucissements par lesquels ils reprochaient à Molina d’avoir altéré l’austérité du dogme. En France, plusieurs personnes éclairées et pieuses, qui joignaient au même respect pour saint Augustin la même haine pour la société fondée par saint Ignace, aimaient à se rallier à ces docteurs flamands, et entretenaient avec eux des correspondances. Le célèbre Du Verger, abbé de Saint-Cyran, était à la tête de ce parti.

Cependant les jésuites avaient réussi à faire condamner à Rome quelques propositions hasardées, extraites des ouvrages de l’université de Louvain. — Pendant ce temps, Corneil Jansen, évêque d’Ypres, si connu sous le nom de Jansénius, homme respectable par sa science et par ses mœurs, et fort éloigné de prévoir qu’un jour son nom deviendrait un signal de discorde et de haine, s’occupait dans le silence du cabinet à méditer et à rédiger en corps de système les principes qu’il avait cru reconnaitre dans les écrits du docteur de la grâce. Il écrivit son ouvrage en latin, et l’intitula Augustinus ; il le finit en le soumettant au jugement de l’Église, et mourut paisiblement avant de l’avoir fait imprimer.

Lorsque ses amis le publièrent après sa mort, toute l’école de Molina fut soulevée ; mais l’ouvrage eut une foule d’approbateurs, et dans les Pays-Bas, et en France. Arnauld et les solitaires de Port-Royal, amis de Saint-Cyran, prirent ouvertement la défense de l’évêque d’Ypres ; la fureur des jésuites n’en fut que plus irritée : à l’intérêt de soutenir l’honneur de leur théologie attaquée, se joignait le désir de se venger d’une société de savants qui n’étaient pas seulement pour eux des ennemis, mais des rivaux par lesquels ils se voyaient déjà éclipsés dans presque tous les genres de littérature. Ils firent les plus grands efforts pour obtenir à Rome la condamnation de l’Augustinus ; et le pape, en effet, condamna en masse cinq propositions extraites ou plutôt rédigées d’après ce livre, comme renfermant eu substance, sous cinq chefs, tout le fondement de la doctrine qu’il contient.

Nous ne pouvons ici nous refuser à une observation et aux réflexions qu’elle fait naître. Ce livre de Jansénius est un énorme in-folio, dont tout l’objet est d’établir quelle a été, suivant l’auteur, l’opinion de saint Augustin sur quelques points de théologie fort difficiles en eux-mêmes, et sur lesquels tout ce qui est essentiel à la foi est suffisamment établi par les différentes décisions de l’Église. Ce livre est écrit dans une langue que le peuple n’entend pas, et il n’a jamais été traduit dans aucune langue. La forme et le style non-seulement n’ont rien d’agréable, mais sont plutôt propres à rebuter le plus grand nombre des lecteurs. Et il faut bien que cela soit, puisque, après tout l’éclat qui a suivi la condamnation de ce livre, malgré l’acharnement avec lequel il a été attaqué et défendu par deux partis opposés pendant un siècle entier, il n’est presque pas possible de trouver un homme qui l’ait lu, je ne dis pas parmi les gens du monde, je ne dis pas parmi les gens de lettres, mais parmi les théologiens, parmi ses plus ardents adversaires, parmi ses plus zélés partisans, parmi ceux qui l’ont défendu au prix de leur fortune et de leur liberté.