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29 avril 1773 et 12 mars 1774, Sa Majesté a accepté les offres qui lui ont été faites de conduire une partie des eaux salées de la source

    du royaume à l’autre, il ne faut point entendre une liberté indéfinie, qui ne connaît d’autres lois que ses caprices, qui n’admet d’autres règles que celles qu’elle se fait à elle-même. Ce genre de liberté n’est autre chose qu’une véritable indépendance ; cette liberté se changerait bientôt en licence ; ce serait ouvrir la porte à tous les abus, et ce principe de richesse deviendrait un principe de destruction, une source de désordre, une occasion de fraude et de rapines dont la suite inévitable serait l’anéantissement total des arts et des artistes, de la confiance et du commerce.

    « Il n’y a, sire, dans un état policé, de liberté réelle, il ne peut y en avoir d’autre que celle qui existe sous l’autorité de la loi. Les entraves salutaires qu’elle impose ne sont point un obstacle à l’usage qu’on en peut faire ; c’est une prévoyance contre tous les abus que l’indépendance traîne à sa suite. Les extrêmes se touchent de près ; la perfection n’est qu’un point dans l’ordre physique, au delà duquel le mieux, s’il peut exister, est souvent un mal, parce qu’il affaiblit ou qu’il anéantit ce qui était bon dans son origine.

    « Pour s’en convaincre, il ne faut que jeter un coup d’œil sur l’érection même des communautés.

    « Avant le règne de Louis IX, les prévôts de Paris réunissaient, aux fonctions de la magistrature, la recette des deniers publics. Les malheurs du temps avaient forcé, en quelque façon, à mettre en ferme le produit de la justice et la recette des droits royaux. Sous l’avide administration des prévôts, fermiers, tout était, pour ainsi dire, au pillage dans la ville de Paris, et la confusion régnait dans toutes les classes des citoyens. Louis IX se proposa de faire cesser le désordre, et sa prudence ne lui suggéra d’autres moyens que de former, de toutes les provinces, autant de communautés distinctes et séparées qui pussent être dirigées au gré de l’administration. Ce remède, qui est l’origine des corporations actuelles, réussit au delà de toute espérance. Le même principe a dirigé les vues du gouvernement sur toutes les autres parties du corps de l’État, et c’est d’après ce premier plan qu’il obtint le bon ordre. Tous vos sujets, sire, sont divisés en autant de corps différents qu’il y a d’états différents dans le royaume. Le clergé, la noblesse, les cours souveraines, les tribunaux inférieurs, les officiers attachés à ces tribunaux, les universités, les académies, les compagnies de finances, les compagnies de commerce, tout présente, et dans toutes les parties de l’État, des corps existants qu’on peut regarder comme les anneaux d’une grande chaîne, dont le premier est dans la main de Votre Majesté, comme chef et souverain administrateur de tout ce qui constitue le corps de la nation.

    « La seule idée de détruire cette chaîne précieuse devrait être effrayante. Les communautés de marchands et artisans font une portion de ce tout inséparable qui contribue à la police générale du royaume : elles sont devenues nécessaires, et pour nous renfermer dans ce seul objet, la loi, sire, a érigé des corps de communautés, a créé des jurandes, a établi des règlements, parce que l’indépendance est un vice dans la constitution politique, parce que l’homme est toujours tenté d’abuser de la liberté. Elle a voulu prévenir les fraudes en tout genre et remédier à tous les abus. La loi veille également sur l’intérêt de celui qui vend et sur l’intérêt de celui qui achète ; elle entretient une confiance réciproque entre l’un et l’autre ; c’est, pour ainsi dire, sur le sceau de la foi publique que le commerçant étale sa marchandise aux yeux de l’acquéreur, et que l’acquéreur la reçoit avec sécurité des mains du commerçant.

    « Les communautés peuvent être considérées comme autant de petites républiques, uniquement occupées de l’intérêt général de tous les membres qui les composent, et s’il est vrai que l’intérêt général se forme de la réunion des intérêts de chaque individu en particulier, il est également vrai que chaque membre, en travaillant à son utilité personnelle, travaille nécessairement, même sans le vouloir, à l’utilité véritable de toute la communauté. Relâcher les ressorts qui font mouvoir cette multitude de corps différents, anéantir les jurandes, abolir les règlements, en un mot, désunir les