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qui était pourtant un grand égoïste. Mais les affections me viennent beaucoup de l’esprit… » Il les plaçait haut, quelque sourdine qu’il y apportât. Il n’en mettait pas pour Sainte-Beuve : « J’espère bien qu’à Paris nous dinerons un soir avec lui, » ajoutait-il. C’est dire assez l’affection qui les liait l’un à l’autre.

On entrait beaucoup, en 1858. à la Librairie-Nouvelle, du boulevard des Italiens, pour consulter le Dictionnaire des Contemporains, de Vapereau, dont la première édition venait de paraître. Les gens de Lettres, qui s’y cherchaient et ne s’y trouvaient pas, faisaient la remarque tout haut que le nom de Baudelaire n’y était pas. C’était leur manière de se consoler. Ils ne témoignaient pas d’autre dépit. Le nom de Baudelaire venait d’être bombardé à la célébrité, l’année précédente, par le procès des Fleurs du mal ; ses vers jouissaient depuis longtemps d’une réputation inédite dans le quartier des Écoles, ce qui prouve que la jeunesse est éclectique, car Musset, qui venait de mourir, passait en ce temps-là pour le poète de la jeunesse, et Murger, très populaire au quartier Latin, était, au dire d’Arsène Houssaye, le cousin germain de Musset. Baudelaire était leur antipode : je ne sais pas lequel des deux il aurait préféré, et peut-être les aurait-il donnés tous deux l’un pour l’autre. Il avait trop d’esprit pour se fâcher d’une plaisanterie de Monselet, esprit railleur, sceptique et moyen, qui se permit cette critique de la Charogne « À votre place, j’y aurais mis une rose. » Lui, qui détestait le voltairianisme en toute chose, dut le trouver d’un juste milieu, par trop mitoyen. Son tempérament dut se révolter. Je fus témoin un soir de sa crispation dans le monde où l’on s’amuse il avait rencontré une personne qui paraissait devoir le comprendre. Il lui parla littérature, poésie elle lui répondit tout le temps par Alfred de Musset, et quand il prononça son propre nom, sans se faire connaître, elle dit sur un ton fâché « Pour qui me prenez-vous ? je ne lis pas ces horreurs. » Elle aurait volontiers apporté son fagot pour brûler le livre, tant il est vrai que la chose jugée et condamnée