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réservées et discrètes, les demi-mots, les demi-sourires, les moments de doute, de tristesse, puis les transports de passion, et enfin l’ivresse du bonheur… Qu’est-ce que tout cela était devenu ? Une fois marié, il avait été aussi heureux que possible… « mais rien n’égale ces premiers et doux moments de félicité, se dit-il ; et pourquoi n’est-il pas permis qu’ils durent toujours et ne s’éteignent qu’avec la vie ! »

Il n’essaya point de s’éclaircir cette pensée ; mais il aurait voulut retenir, arrêter ce temps heureux par quelque moyen plus puissant que la mémoire ; il aurait voulu se trouver de nouveau près de sa bonne Marie, sentir la chaleur de sa joue et de son souffle, et il lui semblait déjà que, au-dessus de sa tête…

— Nicolas Petrovitch ? dit tout près du buisson Fénitchka ; où êtes-vous ?

Il tressaillit. Ce n’est pas qu’il ressentît un sentiment de honte ni de reproche… Il ne lui était jamais venu à l’idée d’établir la moindre comparaison entre sa femme et Fénitchka ; mais il regretta que celle-ci vînt le surprendre en ce moment. Sa voix lui rappela en un instant ses cheveux gris, sa vieillesse précoce, son état présent… Le monde féerique au sein duquel il s’était transporté, ce monde qui se dégageait déjà de la brume confuse du passé, se troubla, et disparut.

— Je suis ici, répondit-il ; je vais venir ; va-t-en. Voilà, se dit-il presqu’aussitôt, les habitudes seigneuriales dont je parlais tout à l’heure.

Fénitchka jeta silencieusement les yeux dans le bos-