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qu’il aimait beaucoup, quoique celui-ci ne lui ressemblât en rien. Nicolas Petrovitch boitait légèrement ; il avait une petite figure assez agréable, mais triste, les yeux voilés et doux, les cheveux rares ; il était paresseux, mais lisait aussi volontiers, et fuyait le grand monde. Paul ne passait jamais les soirées à la maison ; il s’était fait une réputation de hardiesse et d’agilité bien méritée (le premier il avait mis à la mode parmi les jeunes gens du monde les exercices gymnastiques), et n’avait lu en tout que cinq ou six brochures de Chateaubriand. Capitaine à l’âge de vingt-huit ans, une carrière brillante lui était ouverte lorsque tout changea brusquement.

On se souvient encore à Pétersbourg de la princesse R… Elle s’y montrait de temps en temps à l’époque dont nous parlons. Son mari était un homme bien élevé, mais un peu bête, et elle n’avait point d’enfants. La princesse partait subitement pour de longs voyages, revenait subitement en Russie, et se conduisait en toutes choses d’une manière fort étrange. On la disait coquette et légère ; elle se livrait avec ardeur à tous les plaisirs du monde, dansait jusqu’à en tomber d’épuisement, plaisantait et riait avec les jeunes gens qu’elle recevait avant le dîner dans l’ombre de son salon[1], et passait les nuits à prier et à pleurer, sans pouvoir trouver un instant de repos. Souvent elle demeurait jusqu’au matin dans sa chambre, à s’é-

  1. En hiver il fait nuit à trois heures à Pétersbourg.