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Le mari de madame Odintsof n’aimait point les innovations, mais il était toujours prêt à accepter « les sages fantaisies d’un goût épuré, » et en conséquence de cette disposition, il avait fait élever dans le jardin, entre l’orangerie et l’étang une sorte de portique grec bâti en briques. Le mur qui formait le fond de cette construction contenait six niches destinées à des statues, que M. Odintsof voulait faire venir de l’étranger. Ces statues devaient représenter : la Solitude, le Silence, la Réflexion, la Mélancolie, la Pudeur, et la Sensibilité. L’une d’elles, la déesse du Silence, figurée le doigt sur les lèvres, avait été apportée et mise en place ; mais, le jour même de son installation, des gamins lui cassèrent le nez, et quoique un peintre en bâtiments du voisinage se fût chargé de refaire un nez « deux fois plus beau, » M. Odintsof la fit emporter, et on la mit dans le coin d’une grange à battre le blé, où elle demeura longtemps, au grand effroi des paysannes superstitieuses. Depuis bien des années, des buissons touffus avaient couvert le devant du portique. Les chapiteaux des colonnes seulement paraissaient encore au-dessus de ce mur de verdure. Sous le portique, il faisait toujours très-frais, même dans la plus grande chaleur du jour. Anna Serghéïevna n’aimait point ce lieu depuis qu’elle y avait trouvé une couleuvre ; mais Katia venait souvent s’asseoir sur un grand banc de pierre placé sous une des niches. Entourée d’ombre et de fraîcheur, elle lisait, travaillait, ou s’abandonnait à la sensation douce et lente d’un calme profond,