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— Et toi, reprit Arcade, tu as donc beaucoup de confiance en toi-même ? Tu t’estimes beaucoup ?

Bazarof ne lui répondit pas sur-le-champ.

— Lorsque j’aurai rencontré un homme qui ne baisse pas l’oreille en ma présence, reprit-il avec lenteur, alors je changerai d’opinion sur mon propre compte. — Détester ? poursuivit-il. — Mais, tiens, par exemple, tu as dit tout à l’heure en passant devant l’isba grande et propre de votre starosta Philippe : La Russie n’aura atteint son point de perfection que lorsque le dernier des paysans aura une demeure pareille, et chacun de nous doit y contribuer… Eh bien, moi, je me suis mis aussitôt à détester ce paysan, que ce soit Philippe ou Jacques, pour le bien-être duquel je serais obligé de trimer, et qui ne m’en saurait pas le moindre gré. Pourtant, qu’ai-je à faire de sa gratitude ? Quand il habitera une bonne isba, moi je servirai à faire pousser des orties. Eh bien, après ?

— Tais-toi, Eugène…, en t’écoutant parler aujourd’hui, on serait presque tenté de donner raison à ceux qui nous accusent de manquer de principes.

— Tu parles comme ton digne oncle. Il n’existe point de principes. Tu ne t’en es pas douté jusqu’à présent ? il n’y a que des sensations. Tout dépend des sensations.

— Comment cela ?

— Oui. Tiens, moi, par exemple. Si j’ai l’esprit négatif, contrariant, cela dépend de mes sensations. Il m’est agréable de nier, ma cervelle est ainsi construite, et voilà tout ! Pourquoi la chimie me plaît-elle ? Pour-