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Arina Vlassievna était un vrai type de la petite noblesse russe de l’ancien régime ; elle eût dû venir au monde deux cents ans plus tôt, au temps des grands-ducs de Moscou. Très-impressionnable et d’une grande piété, elle croyait à tous les présages possibles, aux divinations, aux sortilèges, aux songes ; elle croyait aux « Iourodivi[1] » aux esprits familiers, à ceux des bois, aux mauvaises rencontres, au mauvais œil, aux remèdes populaires, aux vertus du sel déposé sur l’autel le jeudi saint, à la fin prochaine du monde ; elle croyait que si les cierges de la messe de minuit de Pâques ne s’éteignent pas, la récolte du sarrasin sera bonne, et que les champignons ne poussent plus dès qu’un regard humain s’est arrêté sur eux ; elle croyait que le diable aime les lieux où il y a de l’eau, et que tous les juifs ont une tache de sang sur la poitrine ; elle craignait les souris, les couleuvres, les grenouilles, les moineaux, les sangsues, le tonnerre, l’eau froide, les vents coulis, les chevaux, les boucs, les hommes roux et les chats noirs, et considérait les grillons et les chiens comme des créatures impures ; elle ne mangeait ni veau, ni pigeons, ni écrevisses, ni fromage, ni asperges, ni topinambours, ni lièvre, ni melon d’eau, (parce qu’un melon entamé rappelle la tête coupée de saint Jean-Baptiste), et la seule idée des huîtres, qu’elle ne connaissait même pas de vue, la faisait frémir ; elle aimait à bien manger, et jeûnait rigoureusement ; elle dor-

  1. Les Iourodivi russes ressemblent aux « innocents » du moyen âge.