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de billevesée impardonnable, de sottise, l’amour dans son sens idéal ou romantique, comme il le disait, et mettait les sentiments chevaleresques à peu près sur le même rang que les maladies et les monstruosités physiques. Il exprima même plus d’une fois son étonnement de ce que l’on n’avait point enfermé aux petites maisons Togenbourg[1], avec tous les Minnesængers et les Troubadours. Si une femme vous va, disait-il, tâchez d’arriver à votre but ; s’y refuse-t-elle, laissez-la en paix et tournez-vous d’un autre côté ; la terre est assez grande. Madame Odintsof lui plaisait ; les bruits qui couraient sur son compte, la franchise et l’indépendance de son caractère, la bienveillance qu’elle lui témoignait, tout semblait fait pour l’encourager ; mais il comprit bientôt qu’avec elle il n’arriverait pas à son but, et pourtant il ne se sentait point, à sa grande surprise, le courage de se retourner d’un autre côté. Aussitôt qu’il pensait à elle, tout son sang s’enflammait ; il serait facilement venu à bout de son sang, mais il éprouvait encore autre chose, une chose qu’il n’aurait jamais admise, dont il s’était toujours moqué, et qui offusquait sa fierté. Dans ses conversations avec madame Odintsof, il exposait plus fortement que jamais sa dédaigneuse indifférence pour toute espèce de romantisme ; et, resté seul, il reconnaissait avec une sombre indignation que le romantisme l’avait gagné lui-même. Il se réfugiait dans les bois, et y marchait à grands pas,

  1. Héros d’une ballade de Schiller, qui meurt d’amour sous la fenêtre de sa bien-aimée.