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avait pris, une fois mariée, le nom de Agatokleïa Kouzminichna, et ne dérogeait en rien aux habitudes qui caractérisent les « dames » des officiers supérieurs ; elle portait des bonnets magnifiques et des robes de soie bruyantes, s’avançait toujours la première à l’église pour baiser la croix[1], parlait beaucoup et très-haut, donnait sa main à baiser tous les matins à ses enfants, et leur administrait chaque soir sa bénédiction ; en un mot, elle était la grande dame du chef-lieu. Quoique Nicolas Petrovitch passât pour un poltron, on le destinait, en sa qualité de fils d’un général, à entrer au service militaire, ainsi que son frère Paul ; mais, le jour même de son départ pour le régiment, il se cassa la jambe et clopina toute sa vie, après avoir passé deux mois dans son lit. Obligé de renoncer à en faire un soldat, son père se résigna à le mettre au service civil, et il le conduisit à Pétersbourg pour le faire entrer à l’université dès qu’il eut accompli sa dix-huitième année. Paul obtint la même année le grade d’officier dans un régiment de la garde. Les deux jeunes gens prirent un logement en commun, et y vécurent sous la surveillance peu rigoureuse d’un oncle maternel, employé supérieur. Leur père était allé rejoindre sa division et sa femme. Il adressait de loin en loin à ses fils d’énormes plis de papier gris couverts d’une écriture qui dénotait la main exercée d’un scribe de régiment. À la fin de chaque lettre se li-

  1. À la fin de la messe, en Russie, tout le monde baise la croix.