Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/10

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— On ne voit absolument rien !

— Rien ? demanda le maître.

— Absolument rien ! répéta le domestique.

Le maître soupira et s’assit sur un banc. Pendant qu’il se tient là, les jambes repliées et promenant les yeux autour de lui d’un air pensif, profitons-en pour le présenter au lecteur.

Il se nomme Nicolas Petrovitch Kirsanof, et possède, à quinze verstes de l’auberge, une propriété de deux cents paysans ; là, pour parler comme il le fait depuis qu’il s’est arrangé avec eux, conformément aux nouveaux règlements, il s’est monté une « ferme » comprenant deux mille deciatines[1]. Son père, un de nos généraux de 1812, homme d’une nature très-peu cultivée, rude même, un Russe du plus pur sang, mais sans ombre de méchanceté, avait blanchi sous le harnais. Nommé général de brigade et plus tard commandant d’une division, il habitait la province, où, en raison de son grade, il jouait un rôle assez important. Nicolas Petrovitch, son fils, était né dans la Russie méridionale, ainsi que son frère aîné Paul, dont nous parlerons plus tard ; il fut élevé à la maison jusqu’à l’âge de quatorze ans par des gouverneurs à bon marché, entouré d’aides-de-camp aux allures servilement dégagées, et d’autres individus appartenant à l’intendance ou à l’état-major. Sa mère, une demoiselle Koliazine, qui se nommait Agathe sous le toit paternel,

  1. Mesure de terrain équivalant à un hectare à peu près.