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se fit horreur. Il se vit égoïste, au plus haut degré exigeant, tandis qu’au fond il n’avait besoin de rien. Il jetait les yeux autour de lui, sur la feuillée transparente, qui laissait percer le soleil et un pan de ciel bleu, et il se sentait inconsciemment heureux.

« Pourquoi suis-je heureux en ce moment et pourquoi ai-je vécu jusqu’ici ? Comme j’étais exigeant ! Je cherchais midi à quatorze heures, et je ne trouvais que honte et regret. » Une lumière subite se fit en lui. « Le bonheur, se dit-il, le bonheur consiste à vivre pour les autres, c’est clair. L’homme aspire au bonheur ; donc, c’est un désir légitime. S’il tâche d’y parvenir dans un but égoïste, en cherchant l’opulence, la gloire, l’amour, il se peut qu’il ne l’obtienne jamais, et ses désirs resteront inassouvis. Ce sont donc ces aspirations égoïstes qui sont illégitimes, et non le désir d’être heureux. Quels sont les rêves permis qui peuvent se réaliser en dehors des conditions extérieures ?… l’amour et le dévouement. »

Il se leva en sursaut, heureux et agité de la découverte de cette prétendue nouvelle vérité, et il cherchait avec impatience qui aimer, à qui faire du bien, à qui se dévouer. « Je n’ai besoin de rien pour moi-même : pourquoi ne pas vouer aux autres mon existence ? »

Il prit son fusil et quitta le fourré, avec l’intention de retourner à la maison et de bien réfléchir à la manière de faire le bien. Arrivé à une clairière, il se retourna : le soleil était descendu derrière les arbres, l’air avait fraîchi ; le paysage lui sembla tout autre. Le ciel et la forêt avaient changé d’aspect : des nuages assombrissaient l’horizon, le vent s’engouffrait dans les arbres ; on ne voyait que des roseaux et du bois mort. Olénine appela son chien, qui courait à la piste de quelque bête, et sa voix résonna creux dans la solitude. Il eut peur. Les Abreks, les meurtres dont on parlait lui vinrent à l’esprit ; il s’attendait à voir un Tchétchène bondir de derrière un buisson, et à devoir lutter pour sauver sa vie. Il songea à Dieu et à la