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villon, des officiers, des junkers, des soldats, des jeunes femmes se promenaient avec un air de fête dans les allées d’acacias blancs en fleur.

Kalouguine, le prince Galtzine et un autre colonel marchaient bras dessus bras dessous en causant de l’affaire de la veille. Le sujet dominant dans cette conversation était, comme toujours, non l’affaire elle-même, mais la part qu’y avaient prise ceux qui en parlaient : l’expression de leurs figures, le son de leurs voix, avaient quelque chose de sérieux, de triste, et l’on aurait pu supposer que les pertes subies les affligeaient profondément ; mais, à dire vrai, comme personne d’entre eux n’avait perdu quelqu’un qui lui fût cher, ils s’imposaient cette expression officielle de deuil par pure convenance. Kalouguine et le colonel, quoiqu’ils fussent de très bonnes gens, n’eussent pas demandé mieux que d’assister tous les jours à un engagement pareil pour recevoir chaque fois une épée d’honneur ou le grade de général-major. Quand j’entends qualifier de monstre un conquérant, qui envoie à leur perte des millions d’hommes pour satisfaire son ambition, j’ai toujours envie de rire ; questionnez un peu les sous-lieutenants, Pétrouchef, Antonof et autres, et vous verrez que chacun de nous est un Napoléon au petit pied, un monstre prêt à engager une bataille, à tuer une centaine d’hommes, pour obtenir une petite étoile de plus ou une augmentation d’appointements.

« Je vous demande pardon, disait le colonel, l’affaire a commencé sur le flanc gauche… J’y étais !

— Peut-être bien, répondit Kalouguine, car j’ai été presque tout le temps au flanc droit ; j’y suis allé deux fois, d’abord pour chercher le général, ensuite simplement comme ça, pour regarder ! C’est là qu’il faisait chaud !

— Si Kalouguine le dit, c’est positif ! repartit le colonel en se tournant vers Galtzine. Sais-tu qu’aujourd’hui même V… m’a dit que tu étais un brave ? Nos pertes sont réellement effrayantes : dans mon régiment, quatre cents