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qu’il leur avait répondu que, ne pouvant plus servir lui-même, il aurait bien voulu retourner sur le bastion pour former les conscrits. En vous racontant tout ça d’un trait, la brave femme, dont les yeux brillent d’enthousiasme, vous regarde et regarde le matelot, qui s’est détourné et fait semblant de ne pas entendre ce qu’elle dit, occupé qu’il est à faire de la charpie sur son oreiller.

« C’est mon épouse, Votre Noblesse, fait enfin le matelot avec une intonation qui semble dire : Faut l’excuser ; tout ça, c’est des bavardages de femme, vous savez, des sottises, quoi ! »

Vous commencez alors à comprendre ce que sont les défenseurs de Sébastopol, et vous avez honte de vous-même en présence de cet homme ; vous auriez voulu lui exprimer toute votre admiration, toute votre sympathie, mais les mots ne vous viennent pas ou ceux qui vous viennent ne valent rien, et vous vous bornez à vous incliner en silence devant cette grandeur inconsciente, devant cette fermeté d’âme et cette exquise pudeur de son propre mérite.

« Eh bien ! que Dieu te guérisse plus vite ! » dites-vous, et vous vous arrêtez devant un autre malade couché par terre et qui semble attendre la mort en proie à d’horribles douleurs. Il est blond ; sa figure est pâle, gonflée ; étendu sur le dos, la main gauche rejetée en arrière, sa pose dénote une souffrance aiguë ; la bouche sèche, ouverte, laisse passer avec peine une respiration sifflante ; les prunelles bleues vitreuses remontent sous la paupière, et de dessous la couverture froissée sort un bras mutilé enveloppé de bandages. Une odeur nauséabonde de cadavre vous empoigne, et la fièvre qui dévore et brûle les membres de l’agonisant semble pénétrer dans votre propre corps.

« Est-il sans connaissance ? demandez-vous à la femme qui vous accompagne affectueusement et pour laquelle vous n’êtes plus un étranger.