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vous approcher de lui. Vous avez, dis-je, questionné avec hésitation, parce que la vue de celui qui souffre inspire non seulement une vive pitié, mais encore je ne sais quelle crainte de le blesser, jointe à un profond respect.

« Au pied », répond le soldat, et pourtant vous remarquez aux plis de la couverture que la jambe lui a été enlevée au-dessus du genou. « Dieu soit loué, ajoute-t-il, je me ferai inscrire comme sortant.

— Es-tu blessé depuis longtemps ?

— C’est la sixième semaine, Votre Noblesse.

— Où as-tu mal à présent ?

— Rien ne me fait plus mal maintenant, seulement parfois dans le mollet, quand il fait mauvais : sans cela, rien.

— Comment est-ce arrivé ?

— Sur le cinquième bakcion, Votre Noblesse, au premier bombardement ; je venais de pointer le canon et je m’en allais tranquillement à l’autre embrasure, quand tout à coup il m’a frappé au pied ; je croyais tomber dans un trou ; je regarde, plus de jambe.

— Tu n’as donc pas ressenti de douleur au premier moment ?

— Rien du tout, sauf comme si l’on échaudait ma jambe, v’là tout.

— Et après ?

— Après, rien : seulement, quand on a tendu la peau, alors ça écorchait bien un peu ! Avant tout, Votre Noblesse, faut pas penser ; quand on ne pense pas, on ne sent rien ; quand l’homme pense, c’est pire. »

Pendant ce temps, une bonne femme en robe grise, un mouchoir noir noué sur sa tête, s’approche, se mêle à votre conversation et se met à vous conter des détails sur le matelot, combien il a souffert, et qu’on désespérait de le sauver quatre semaines durant, et comment, blessé, il avait fait arrêter le brancard sur lequel il était étendu pour bien voir la décharge de notre batterie, et comment les grands-ducs lui avaient parlé et donné 25 roubles, et