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Romain Rolland


La lettre que nous publions ici pour la première fois date d’un temps déjà ancien, où Tolstoy n’avait encore écrit aucun de ses grands ouvrages sur l’art, ou plutôt contre l’art, qu’il considère dans son ensemble comme un vaste système de corruption, un culte du plaisir, une superstition intéressée de l’élite européenne dans la jouissance égoïste.

Mais si, en 1887, ni la Sonate à Kreutzer, ni Qu’est-ce que l’Art ? n’avaient paru, la violente antipathie de Tolstoy pour l’art moderne n’en perçait pas moins au travers de tous ses écrits.

J’aimais profondément — comme je n’ai jamais cessé d’aimer — Tolstoy. Depuis deux ou trois ans, je vivais enveloppé de l’atmosphère de sa pensée ; j’étais certainement plus familier avec ses créations, avec la Guerre et la Paix, Anna Karénine, et la Mort d’Ivan Iliitch, qu’avec aucune des grandes œuvres françaises. La bonté, l’intelligence, l’absolue vérité de ce grand homme, en faisaient pour moi le guide le plus sûr dans l’anarchie morale de notre temps.

Mais, d’autre part, j’aimais l’art avec passion ; depuis l’enfance, je me nourrissais d’art, surtout de musique ; je n’aurais pu m’en passer ; je puis dire que la musique me semblait un aliment aussi indispensable à ma vie