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avait donné l’ordre de porter tout de suite cette lettre à la poste ; croyant qu’elle avait le délire, j’ai attendu jusqu’à ce matin et je me suis décidée à l’ouvrir. À peine l’avais-je décachetée, que Nathalie Nicolaïevna m’a demandé ce que j’avais fait de la lettre et m’a ordonné de la brûler, si elle n’était pas partie. Elle ne cesse d’en parler et assure que cette lettre vous tuerait. Venez tout de suite, si vous voulez revoir cet ange avant qu’il nous quitte. Excusez ce barbouillage. Il y a trois nuits que je n’ai dormi. Vous savez combien je l’aime ! »

Nathalie Savichna, qui avait passé toute la nuit du 11 au 12 avril dans la chambre de maman, m’a raconté qu’après avoir écrit la première partie de sa lettre, maman l’avait posée à côté d’elle, sur la petite table, et s’était endormie.

« Moi-même, disait Nathalie Savichna, j’avoue que je m’étais assoupie dans mon fauteuil et que j’avais laissé tomber mon tricot. Voilà qu’à travers mon sommeil (il pouvait être une heure du matin) je l’entends parler toute seule. J’ouvre les yeux, je regarde : mon petit pigeon était assis sur son lit ; elle joignait ses petites mains… comme ça, et pleurait que ça faisait deux ruisseaux. Elle, dit encore : « Alors, tout est fini ? » et cacha son visage dans ses mains. Je ne fis qu’un saut : « Qu’est-ce que vous avez ? — Ah ! Nathalie Savichna, si vous saviez qui je viens de voir ! »

« J’eus beau lui faire des questions, je ne pus rien savoir de plus. Elle me dit seulement de lui approcher la petite table, écrivit encore quelque chose, fit cacheter la lettre devant elle et ordonna de la porter tout de suite à la poste. Depuis, ç’a toujours été de plus en plus mal. »