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pleins de larmes, en sortant ma tête de dessous l’oreiller.

Karl Ivanovitch, surpris, laissa mes pieds tranquilles et me demanda avec inquiétude ce que j’avais, si j’avais fait un mauvais rêve. Sa bonne figure allemande et la sollicitude avec laquelle il cherchait à deviner le sujet de mes larmes firent couler celles-ci encore plus abondamment. J’avais des remords, et je ne comprenais pas comment, une minute auparavant, j’avais pu ne pas aimer Karl Ivanovitch et trouver horribles sa robe de chambre, sa calotte et son gland. À présent, au contraire, tout cela me paraissait ravissant, et le gland me semblait même une preuve évidente de la bonté de Karl Ivanovitch. Je lui dis que je pleurais parce que j’avais fait un mauvais rêve : j’avais rêvé que maman était morte et qu’on allait l’enterrer. J’inventais, car je ne me rappelais pas du tout ce que j’avais rêvé cette nuit-là ; mais, quand Karl Ivanovitch, ému de mon récit, se mit à me consoler et à me rassurer, il me sembla que j’avais vraiment vu cet affreux songe, et ce me fut un nouveau sujet de larmes.

Lorsque Karl Ivanovitch m’eut quitté et que je fus levé, occupé à mettre mes bas à mes petites jambes, mes larmes s’apaisèrent un peu, mais les sombres pensées éveillées par le rêve que j’avais inventé ne me quittaient pas. Kolia entra. C’était un petit homme propret, toujours sérieux, ponctuel, respectueux, grand ami de Karl Ivanovitch. Il apportait nos habits et nos chaussures : des bottes pour Volodia et, pour moi, des souliers tout neufs avec des rubans. Je n’aurais pas osé pleurer devant lui. De plus, le soleil du matin entrait joyeusement par la fenêtre et Volodia, devant sa cuvette, singeait Maria Ivanovna, la gouvernante de notre sœur, en riant de si bon cœur, que Kolia lui-même, la serviette sur l’épaule, le savon dans une main et le pot à l’eau dans l’autre, souriait en disant :

« Voyons, Vladimir Petrovitch, veuillez vous laver. »

Toute ma tristesse s’en alla.