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C’était un grand vieillard de soixante-dix ans, en uniforme. Il avait de grosses épaulettes, et on apercevait sous son col une grande décoration blanche. Sa physionomie était ouverte et calme, ses mouvements avaient une aisance et une simplicité qui me frappèrent. Bien qu’il n’eût plus de dents et presque plus de cheveux, il était encore très beau.

Le prince Ivan Ivanovitch avait eu de très bonne heure un avancement brillant, grâce à ses avantages extérieurs, à sa bravoure, à son caractère noble, grâce aussi à une famille haut placée et puissante et à une bonne chance particulière. Son intelligence était moyenne, mais il était bon et il avait des sentiments élevés. Il était un des derniers représentants de l’éducation classique française à la mode au siècle dernier. Il avait lu tous les orateurs, tous les philosophes français du XVIIIe siècle, et il aimait à citer Racine, Corneille, Boileau, Montaigne, Fénelon. Il était aussi très versé dans la mythologie. Quant aux sciences et à la littérature moderne, il n’en avait pas même une teinture. Il causait simplement et bien, détestait l’originalité sous toutes ses formes et était fort du grand monde.

La plupart de ses contemporains avaient disparu. Il ne lui restait plus beaucoup de personnes comme ma grand’mère, ayant fait partie du même cercle, ayant reçu la même éducation et partageant les mêmes manières de voir. Aussi attachait-il un grand prix à leur vieille amitié et témoignait-il toujours à ma grand’mère les plus grands égards.

Je n’osais pas lever les yeux sur lui. Ses grosses épaulettes, la déférence que chacun lui témoignait, la joie que manifesta grand’mère en l’apercevant et le fait que seul au monde il n’avait pas peur d’elle, qu’il avait son franc parler et qu’il osait même l’appeler : « ma cousine », tout cela me pénétrait pour lui d’une vénération au moins égale à celle que m’inspirait ma grand’mère. Quand on lui montra mes vers, il m’appela.