Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/57

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Qu’est-ce que mes cheveux lui ont fait ? Est-ce qu’on ne peut pas parler d’autre chose ? » pensai-je ; et j’allai me mettre dans un coin.

J’avais les idées les plus étranges sur la beauté : Karl Ivanovitch me paraissait le plus bel homme de l’univers entier ; — mais je savais très bien que j’étais laid, et toute allusion à mon extérieur me blessait douloureusement.

Je me rappelle parfaitement qu’un jour à dîner — j’avais alors six ans — on se mit à parler de ma figure. Maman s’efforçait d’y découvrir quelque chose de bien ; elle disait que j’avais des yeux intelligents, un joli sourire. À la fin, vaincue par les arguments de papa et par l’évidence, elle avoua que j’étais laid et, après le dîner, elle me donna une petite tape sur la joue en disant : « Rappelle-toi, mon petit Nicolas, que personne ne t’aimera jamais pour ta figure. Ainsi, tâche d’être un brave garçon et d’avoir de l’esprit. »

Ces mots me persuadèrent, non seulement que je n’étais pas beau, mais que je serais certainement brave garçon et intelligent.

En dépit de cette conviction, j’avais souvent des moments de désespoir. Je m’imaginais qu’il ne pouvait pas y avoir de bonheur sur la terre pour un homme ayant le nez aussi gros, les lèvres aussi épaisses et les yeux aussi petits. Je demandais à Dieu de faire un miracle et de me rendre beau. J’étais prêt à tout donner, dans le présent et dans l’avenir, en échange d’une jolie figure.

La princesse dut écouter mes vers. Elle accabla leur auteur de louanges et grand’mère s’adoucit, cessa de lui dire « Ma chère » et l’invita à venir passer la soirée avec tous ses enfants. La princesse accepta et, au bout d’un instant, elle se retira.

Il vint tant de visites de félicitations que, pendant toute la journée, il y eut toujours plusieurs équipages dans la cour, auprès du perron.

« Bonjour, chère cousine, » dit un des visiteurs en entrant, et il vint baiser la main de grand’mère.