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coulaient sur le front et sur le nez, tout mon corps frissonnait et transpirait. Je me dandinais d’un pied sur l’autre sans avancer.

« Allons, mon petit Nicolas, me dit papa ; montre-nous ce que tu tiens. C’est une boîte, ou un dessin ? »

Il fallut s’exécuter. Je tendis à grand’mère, d’une main tremblante, le fatal papier, que j’avais tout chiffonné, mais il me fut impossible d’articuler un son. J’étais bouleversé par l’idée qu’en recevant mes méchants vers, à la place du dessin attendu, elle les lirait à haute voix, de sorte que tout le monde saurait que je n’aimais pas ma maman et que je l’avais oubliée, puisque je promettais d’aimer grand’mère comme ma propre mère.

Comment peindre mes angoisses, tandis que grand’mère commençait effectivement à lire à haute voix, s’arrêtait au milieu d’un vers, faute de pouvoir déchiffrer, regardait papa avec un sourire qui me paraissait ironique, ne mettait pas les intonations que j’aurais voulu et, finalement, renonçait à cause de ses mauvais yeux et tendait le papier à papa, en le priant de lui lire toute la pièce, depuis le commencement ? Je crus qu’elle renonçait parce qu’elle trouvait ennuyeux de lire de si mauvais vers, écrits tout de travers, et parce qu’elle voulait que papa pût lire lui-même le dernier vers, qui prouvait si clairement mon manque de cœur. Je m’attendais à ce que papa me jetât mon papier au nez en disant : « Mauvais garnement, qui oublie sa mère… tiens, voilà ce que tu mérites ! » Mais il n’en fut rien, au contraire ; quand papa eut fini, ma grand’mère dit : « Charmant ! » et me baisa au front.

La boîte, le dessin et les vers furent placés sur la planchette adaptée au voltaire de grand’mère, à côté de deux mouchoirs de batiste et d’une tabatière ornée du portrait de maman.

« La princesse Varvara Ilinitch ! » annonça un des deux grands laquais qui montaient derrière le carrosse de grand’mère.