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je pourrais dessiner leurs portraits jusque dans les moindres détails ; mais le visage et l’attitude de maman m’échappent entièrement. Cela vient peut-être de ce que, pendant toute cette scène, je n’eus pas une seule fois le courage de la regarder. Il me semblait que si je la regardais, son chagrin et le mien dépasseraient toutes les bornes.

Je me jetai dans la calèche avant que personne fût monté et m’assis au fond. La capote étant relevée, je ne voyais plus rien ; mais un instinct me disait que maman était encore là.

« La regarderai-je encore une fois ?… ce sera la dernière ! » Je me penchai hors de la calèche, du côté du perron. Pendant ce temps, maman, qui avait eu la même idée, faisait le tour de la voiture et m’appelait par l’autre portière. En entendant sa voix derrière moi, je me retournai si brusquement que nos têtes se cognèrent. Elle sourit tristement et m’embrassa une dernière fois en me serrant étroitement.

Les voitures parties, je voulus la revoir. Le vent agitait le fichu bleu noué sur ses cheveux. Elle montait lentement le perron, la tête baissée et le visage caché dans ses mains. Phoca la soutenait.

Papa était à côté de moi et ne disait rien. Je m’engouais à force de sangloter et ma gorge était si serrée que j’avais peur d’étouffer. En tournant sur la grande route, nous aperçûmes un mouchoir blanc qu’on agitait du balcon de la maison. J’agitai le mien et ce mouvement me calma un peu. Je continuais à pleurer ; mais la pensée que mes larmes montraient ma sensibilité m’était agréable et me consolait.

Au bout d’une verste, je devins plus tranquille et je me mis à contempler devant moi, avec une attention opiniâtre, l’objet le plus rapproché : c’était la croupe du cheval de côté. Je le regardai agiter sa queue et galoper ; il galopait mal ; le postillon lui allongea un coup de fouet et il corrigea son allure. Je regardai le harnais danser sur la