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« Oui, Pierre Alexandrovitch, dit-il alors à travers ses larmes (il n’y avait pas un mot de ceci dans le discours préparé), je suis tellement habitué aux enfants, que je ne sais pas ce que je deviendrais sans eux. J’aimerais mieux vous servir pour rien, » ajouta-t-il en essuyant ses larmes d’une main et en présentant sa note de l’autre.

J’affirme que Karl Ivanovitch était sincère en prononçant ces derniers mots, car je connais son bon cœur ; quant à accorder l’offre de servir pour rien et la note, j’en suis incapable : ce sera toujours pour moi un mystère.

« Si vous êtes fâché de nous quitter, je le serais encore plus de vous perdre, dit papa en lui frappant doucement sur l’épaule. J’ai changé d’avis. »

Un peu avant le souper, Gricha entra dans le salon. Depuis l’instant où il avait mis le pied chez nous, il n’avait pas cessé de pousser des soupirs et de pleurer. Pour ceux qui lui croyaient le don de prévoir l’avenir, c’était signe qu’un malheur menaçait notre maison. Il fit ses adieux et déclara qu’il partirait le lendemain matin. Je fis signe à Volodia de me suivre et je sortis.

« Quoi ?

— Si vous voulez voir les chaînes de Gricha, montons vite aux chambres des domestiques. — Gricha couche dans la seconde, — on peut très bien s’asseoir dans la décharge et nous verrons tout.

— Bonne idée ! Attends-moi là ; je vais chercher les filles. »

Les filles vinrent en courant et nous montâmes. Après nous être disputés à qui n’entrerait pas le premier dans la chambre noire, nous nous assîmes et attendîmes.