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autres, elle marquait à volonté, soit l’ironie, soit notre mépris pour la dissimulation, soit le désir de dérober à notre père la situation vraie, sans compter beaucoup d’autres pensées et sentiments. En réalité, cette attitude, qui s’adapta parfaitement bien à l’humeur d’Eudoxie Vassilevna, ne voulait absolument rien dire et ne servait qu’à dissimuler l’absence totale de sentiments quelconques. J’ai souvent remarqué par la suite ce même ton de demi-plaisanterie dans d’autres maisons, lorsque la famille pressentait des rapports peu agréables avec l’un de ses membres. Ces sortes de relations artificielles une fois établies, sans l’avoir prémédité, avec notre belle-mère, nous n’en sortîmes pour ainsi dire jamais. Nous étions avec elle d’une politesse affectée ; nous lui parlions en français, lui faisions des révérences et l’appelions « chère maman ». Elle nous répondait invariablement sur le même ton, accompagnant ses plaisanteries de son éternel joli sourire. Notre pleurnicheuse de sœur, avec ses pieds de canard et ses discours sans fard, était la seule qui aimât notre belle-mère. Elle faisait naïvement des tentatives, parfois très maladroites, pour opérer un rapprochement entre elle et le reste de la famille. En récompense, la seule personne au monde pour qui Eudoxie Vassilevna, en dehors de sa passion pour papa, eût un grain d’affection, était Lioubotchka. Elle lui témoignait même un mélange d’admiration enthousiaste et de respect timide qui m’étonnait fort.

Dans les premiers temps, Eudoxie Vassilevna se plaisait à rappeler qu’elle était une belle-mère et à faire allusion aux préventions et à la malveillance des enfants et des domestiques, qui rendent la situation des belles-mères difficile. Cependant, tout en prévoyant les désagréments de la situation, elle ne fit rien pour les éviter. Elle ne se donna la peine ni de caresser les uns, ni de faire des cadeaux aux autres, ni d’éviter de gronder : ce dernier point lui aurait pourtant été extrêmement facile, car elle était naturellement bonne et très peu exigeante. Non seulement