Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/278

Cette page a été validée par deux contributeurs.

machinalement les plus belles pommes et les avalant. D’ordinaire, à onze heures j’entrais au salon. Le thé était presque toujours fini et les dames retournées à leurs occupations. Devant la première fenêtre, dont le store de toile écrue laisse passer de petits ronds de soleil, si brillants que cela fait mal aux yeux, est placé un métier à broder. Les mouches se promènent sans bruit sur son étoffe blanche. Devant le métier est assise Mimi, qui ne cesse de secouer la tête d’un air de colère et de changer de place à cause du soleil, qui lui met soudain des taches rouges, tantôt à un endroit, tantôt à un autre, sur la figure ou sur la main. Des trois autres fenêtres tombent sur le plancher blanc du salon les ombres des châssis et des carrés lumineux. Sur l’un d’eux, suivant une vieille habitude, est couché Milka, qui dresse les oreilles en regardant les mouches entrer dans la lumière. Catherine tricote ou lit, assise sur le divan, et chasse impatiemment les mouches avec ses mains blanches, qui ont l’air transparentes sous cette lumière éclatante ; ou bien elle fronce le sourcil et secoue la tête, afin de chasser une mouche qui s’est prise dans ses épais cheveux d’or et qui s’y débat. Lioubotchka se promène de long en large, les mains derrière le dos, en attendant qu’on aille au jardin, ou bien elle joue un morceau de piano que je sais par cœur depuis longtemps. Je m’assois et j’attends, en écoutant la musique ou la lecture, le moment où je pourrai me mettre à mon tour au piano.

Après le dîner, je fais quelquefois aux filles l’honneur de sortir à cheval avec elles (je jugeais les promenades à pied au-dessous de mon âge et de ma situation dans le monde). Je les conduisais dans des endroits inaccoutumés, dans des ravins, et nos promenades étaient fort agréables. Il nous arrivait des aventures ; je me montrais déterminé ; les dames louaient ma manière de monter et ma hardiesse et me considéraient comme leur protecteur.

Le soir, après le thé — nous le prenons toujours dans