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ce que je puis dire, c’est qu’on le connaissait dans le pays depuis plus de trente ans et qu’on l’avait toujours vu à l’état d’innocent. Il allait invariablement nu-pieds, hiver comme été, fréquentait les couvents, distribuait de menus objets de piété aux gens qu’il prenait en gré et prononçait des paroles énigmatiques où certaines personnes voyaient des prophéties. Jamais il n’avait été que « l’innocent ». Il venait de temps en temps chez ma grand’mère. Selon les uns, ses parents étaient riches et il était à plaindre et intéressant. Selon les autres, Gricha était un simple moujik et un fainéant.

Phoca parut enfin, l’exact Phoca, attendu avec tant d’impatience. Nous descendîmes et Gricha nous suivit, toujours sanglotant et débitant des extravagances. Il frappait les marches de l’escalier avec son gourdin.

Papa et maman se promenaient dans le salon, bras dessus bras dessous, en causant à demi-voix. Mimi, l’air digne, était assise dans un fauteuil placé à angle droit avec le divan. Les petites filles étaient assises à côté d’elle, et Mimi leur donnait ses instructions d’une voix basse mais sévère. Dès que Karl Ivanovitch entra, Mimi lui lança un coup d’œil, et sur-le-champ lui tourna le dos, en faisant une figure qui voulait dire :

« Je vous ignore, Karl Ivanovitch. »

On voyait aux yeux des filles qu’elles grillaient de nous communiquer une grande nouvelle, mais il n’y avait pas à songer à accourir nous parler : c’eût été enfreindre la règle de Mimi. La règle exigeait que nous fissions d’abord une révérence en disant : « Bonjour, Mimi, » après quoi nous avions le droit de causer.

Était-elle assez insupportable, cette Mimi ! Impossible de causer quand elle était là : elle trouvait tout inconvenant. De plus, elle était toujours à vous poursuivre avec son « Parlez donc français », juste au moment — c’était comme un fait exprès — où vous aviez si envie de bavarder en russe. À table, vous trouviez un plat bon et vous