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pouvaient rien avoir de flatteur pour l’étudiant, et j’en avais le pressentiment. Les Ivine étaient aussi des gens riches, et ils avaient pour père un gros bonnet de fonctionnaire qui était venu une fois en tout chez nous, du temps de grand’mère. Depuis la mort de grand’mère, j’avais remarqué que le plus jeune des Ivine nous évitait et prenait de grands airs. Je savais par ouï-dire que l’aîné avait fini son droit et était entré dans l’administration à Saint-Pétersbourg. Le second, Serge, mon ancienne idole, devenu grand et gros, était aussi à Pétersbourg, cadet dans le corps des pages.

Dans ma jeunesse, non seulement je n’aimais pas à voir les gens qui se considéraient comme au-dessus de moi, mais ce m’était un vrai supplice, parce que j’étais dans une crainte perpétuelle de recevoir un affront et que j’avais sans cesse l’esprit tendu vers un même objet : affirmer vis-à-vis d’eux mon indépendance. Toutefois, du moment où je supprimais la fin du programme de papa, il s’agissait d’atténuer ma faute en exécutant la première partie. J’allais et venais par la chambre en contemplant mon uniforme, mon chapeau et mon épée, posés sur des chaises, et je faisais mes préparatifs pour sortir, lorsque je reçus la visite du vieux Grapp et d’Iline. Ils venaient me féliciter. Le père Grapp était un Allemand russifié, doucereux et complimenteur à en être insupportable, très souvent ivre. La plupart du temps, il venait chez nous parce qu’il avait quelque chose à demander, et papa l’invitait quelquefois à s’asseoir dans son cabinet, mais on ne l’aurait jamais fait dîner avec nous. Tout rampant et quémandeur qu’il fût, cela se mélangeait d’une certaine bonhomie apparente, et il était tellement un habitué de la maison, qu’on lui tenait compte de l’attachement qu’on lui supposait pour nous tous. Malgré tout, je ne sais pourquoi, je ne l’aimais pas, et quand il parlait, j’avais toujours honte pour lui.

L’arrivée de cette visite me contraria vivement et je ne