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couché sur le divan, dans un état de prostration et avec un mal de tête horrible. Je considérais stupidement les armes gravées sur l’enveloppe du paquet de tabac, la pipe tombée sur le plancher, les débris des gâteaux mangés chez le confiseur, j’étais mélancolique et je pensais, dans mon désenchantement :

« Apparemment, je ne suis pas encore tout à fait grand, puisque je ne peux pas fumer comme les autres… Le sort ne veut évidemment pas que je tienne ma pipe, comme les autres, entre le troisième et le quatrième doigt, et que j’envoie de la fumée à travers des moustaches rousses. »

Dmitri me trouva dans cette situation désagréable lorsqu’il vint me chercher, à cinq heures. Cependant, après avoir avalé un verre d’eau, je me trouvai à peu près remis et prêt à partir avec lui.

« Quelle idée de fumer ! dit-il en regardant les conséquences de ma fumerie. C’est une sottise et une perte d’argent inutile. Je me suis juré de ne jamais fumer…… Mais dépêchons-nous, il faut encore que nous allions chercher Doubkof. »


LVI

À QUOI S’OCCUPAIENT VOLODIA ET DOUBKOF.


Il me suffit de voir entrer Dmitri pour deviner qu’il n’était pas de bonne humeur. Quand il était mécontent de lui, il devenait de glace, et cela se lisait sur sa figure, dans sa démarche et dans une manière à lui de cligner les yeux et de s’étirer la tête en côté, comme pour arranger sa cravate. Sa froideur réagissait alors invariablement sur mes sentiments à son égard. Dans les derniers temps, j’avais commencé à analyser et à juger le caractère de mon ami, mais notre amitié ne s’en était pas ressentie : elle était encore si jeune et si vigoureuse, qu’il m’était