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pour une pareille misère, d’autant que de leur côté ils paraissaient ne pas avoir grande considération pour moi. Désireux de leur faire sentir à qui ils avaient affaire, je tournai mon attention vers un objet en argent, placé dans une vitrine, et, ayant appris que c’était un porte-crayon et que cela coûtait dix-huit roubles, je les priai d’envelopper l’objet dans du papier et je payai. J’appris encore d’eux qu’on trouvait de bonnes pipes et du tabac dans le magasin à côté, sur quoi je saluai poliment les deux commis et je sortis, ma gouache sous le bras.

La boutique voisine avait pour enseigne un nègre fumant un cigare. Toujours afin de n’imiter personne, au lieu d’une pipe ordinaire j’achetai une pipe turque, du tabac turc et deux chibouques, l’un au tilleul, l’autre à la rose. En sortant du magasin pour remonter en voiture, j’aperçus Séménof, qui avait passé avec moi et qui devait entrer dans la même faculté. Il était en civil et marchait vite, la tête baissée. Je fus vexé de ce qu’il ne me reconnaissait pas. Je dis assez haut à Kouzma : « Avance ! » montai dans le droshki et rattrapai Séménof.

« Bonjour ! lui dis-je.

— Je vous salue, répliqua-t-il sans s’arrêter.

— Pourquoi n’êtes-vous pas en uniforme ? »

Séménof s’arrêta, cligna des yeux et montra ses dents blanches, comme un homme à qui le soleil fait mal aux yeux ; en réalité, c’était pour montrer que mon droshki et mon uniforme lui étaient indifférents. Il me regarda sans mot dire et poursuivit sa route.

Du pont Kouznetzki, je me rendis chez un confiseur du boulevard Tverskoë, où je feignis de ne m’intéresser qu’aux journaux ; mais j’eus beau faire, je ne pus y résister et me mis à avaler gâteaux sur gâteaux. J’avais honte à cause d’un monsieur, qui me regardait avec curiosité de derrière son journal ; mais cela ne m’empêcha pas d’engloutir avec une rapidité extraordinaire un gâteau de chaque espèce. Cela me fit huit gâteaux.