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Il m’avait déplu par son regard pénétrant, sa voix ferme, son air orgueilleux et surtout par l’indifférence absolue qu’il m’avait témoignée. Pendant la conversation, j’eus à maintes reprises une envie folle de le contredire ; j’aurais voulu le rouler pour le punir de son orgueil, lui montrer que j’étais intelligent, bien qu’il ne fît aucune attention à moi. La timidité me retint.


XLV

LE DÉBUT DE L’AMITIÉ


Volodia était couché sur le divan et lisait un roman français. Doubkof et Nékhlioudof entrèrent, le chapeau sur la tête et en paletot :

« Bonjour, diplomate ! » dit Doubkof en me tendant la main.

Les amis de Volodia m’appelaient le diplomate, parce qu’un jour, après un dîner chez ma grand’mère, celle-ci avait dit devant eux, à propos de notre avenir, que Volodia serait militaire, mais qu’elle espérait me voir avec l’habit noir et le toupet du diplomate ; à ses yeux, on n’était pas diplomate sans toupet.

Ce soir-là, chez Volodia, la conversation tomba sur l’amour-propre. Je soutins que nous en avons tous, que tout ce que nous faisons, nous le faisons par amour-propre, qu’il n’y a pas un seul homme qui ne se croie meilleur et plus intelligent que tous les autres.

« Je puis répondre pour moi, dit Nékhlioudof, que j’ai rencontré des gens que je reconnaissais pour plus intelligents que moi.

— C’est impossible ! » répliquai-je avec conviction.

Nékhlioudof me regarda fixement.

« Pensez-vous vraiment ce que vous dites ?