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particulier avec papa. Elle traîne les mots juste de la même manière, lève toujours les sourcils et dit toujours : « Mon cher. »

Il y a déjà plusieurs jours qu’on ne nous a laissés entrer chez elle, et un matin, à l’heure des leçons, Saint-Jérôme me propose d’aller me promener en traîneau avec Lioubotchka et Catherine. J’ai beau remarquer, en montant en traîneau, qu’on a mis de la paille dans la rue sous les fenêtres de grand’mère et, que certains individus en cafetan bleu se tiennent à notre porte, je ne peux absolument pas comprendre pourquoi on nous envoie promener en traîneau à une heure aussi indue. Pendant tout le temps de la promenade, Lioubotchka et moi sommes dans un de ces états de gaieté où il suffit d’un mot, d’un geste, d’un rien, pour faire éclater le rire.

Un marchand ambulant saisit son éventaire et traverse le chemin en courant : nous rions. Un traîneau déguenillé rattrape le nôtre au galop et le cocher agite les extrémités de ses guides : nous éclatons. Le fouet de Philippe s’accroche à l’arbre du traîneau et Philippe se retourne en disant : « Eh ! » : nous nous tordons. Mimi déclare d’un air mécontent qu’il n’y a que les sots qui rient sans cause, Lioubotchka devient pourpre de l’effort qu’elle fait pour ne pas rire et me regarde en dessous, nos yeux se rencontrent et nous partons d’un tel fou rire, que nous en pleurons et que nous étouffons. Dès que nous commençons à nous calmer, je regarde Lioubotchka en prononçant un mot de convention que nous avions adopté depuis quelque temps et qui a le don de nous faire rire, et nous repartons.

En rentrant, je venais d’ouvrir la bouche pour faire à Lioubotchka une magnifique grimace, lorsque mes yeux rencontrèrent un couvercle de cercueil, noir, appuyé contre le battant de la porte du perron. Je restai la bouche ouverte, figé dans ma grimace.

« Votre grand’mère est morte ! » dit Saint-Jérôme, tout pâle, en s’avançant au-devant de nous.