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Il faut voir alors l’admiration comique de Lioubotchka, qui est sa favorite et qui, de son côté, a un culte pour lui.

De temps à autre, il entrait dans la classe et m’écoutait d’un air sévère réciter ma leçon ; je m’apercevais alors, aux quelques mots qu’il plaçait pour me reprendre, qu’il en savait encore moins que moi. D’autres fois, il nous faisait des signes à la dérobée quand grand’mère se mettait à quereller et à gronder tout le monde sans raison. « Nous avons eu notre galop, nous autres enfants, » disait-il ensuite. En général, il descendait peu à peu des hauteurs inaccessibles où mon imagination l’avait placé. Je baise toujours sa grande main blanche avec une affection et un respect aussi sincères, mais je me permets de songer à lui, de juger ses actes, et je suis effrayé des idées qui me viennent alors involontairement. Je n’oublierai jamais un incident qui fit naître en moi beaucoup de ces idées et me causa de grandes souffrances morales.

Un jour, tard dans la soirée, il entra au salon en habit noir et gilet blanc, pour prendre Volodia et l’emmener au bal. Volodia était encore à s’habiller. Grand’mère attendait dans sa chambre qu’il vînt se montrer (elle avait l’habitude, les soirs de bal, de le faire appeler pour passer l’inspection, le bénir et lui faire ses recommandations). Dans la salle, éclairée par une seule lampe, Mimi se promenait de long en large avec Catherine. Lioubotchka était au piano et étudiait le deuxième concerto de Field, le morceau favori de maman.

Je n’ai jamais vu un air de famille aussi frappant que celui qui existait entre ma sœur et maman. La ressemblance n’était ni dans les traits ni dans la taille, mais dans un je ne sais quoi d’indéfinissable : dans les mains, dans la démarche et surtout dans la voix et dans certaines expressions. Quand Lioubotchka s’impatientait et disait : « On viendra donc toute la vie me contrarier ! » elle prononçait toute la vie, qui était aussi une expression de maman, en traînant comme elle sur toute : « tou-ou-oute